Oncologie
Risque de cancer : au-delà des gènes, le rôle précoce de l’épigénétique
Des anomalies épigénétiques joueraient un rôle majeur, dès le début de la vie sur le risque de cancer associé à des anomalies génétiques. L’existence de deux états épigénétiques distincts, établis précocement durant le développement de l’embryon, moduleraient la susceptibilité et la nature du cancer à l’âge adulte. Cette « bifurcation » pourrait expliquer pourquoi certaines personnes développent plutôt des tumeurs liquides (leucémies, lymphomes) et d’autres des tumeurs solides, indépendamment des mutations génétiques classiques. Surtout, ce risque serait modifiable.
- selvanegra/istock
La vision classique du cancer repose sur l’accumulation progressive de mutations oncogéniques, particulièrement avec l’âge. Pourtant, plusieurs observations déconcertantes suggèrent qu’il ne suffit pas de porter une mutation pour déclarer ultérieurement un cancer : certaines personnes porteuses d’une anomalie génétique oncogéniques restent indemnes, tandis que d’autres porteuses de la même mutation développent des tumeurs. Des études récentes menées sur la souris viennent de mettre en évidence un nouveau paramètre déterminant dans l’expression de ce gène oncogénique : l’épigénétique.
Dans cet article, publié dans Nature Cancer, les auteurs se sont intéressés au gène Trim28, connu pour son rôle régulateur dans la compaction de la chromatine. Les souris déficientes partiellement pour Trim28 conservent une génétique identique et vivent dans les mêmes conditions environnementales. Néanmoins, elles se répartissent spontanément en deux « états » épigénétiques (ou « morphs ») qui influencent fortement leur destinée tumorale. L’un des états se caractérise par un risque global de cancer plus faible ; si un cancer survient toutefois, il s’agira plus souvent d’une tumeur « liquide » (leucémie, lymphome). À l’inverse, le deuxième état est associé à un risque tumoral élevé, principalement sous forme de tumeurs solides (poumon, prostate...). Ces profils divergents, d’après les analyses, se mettraient en place très tôt dans le développement, avant même le sevrage.
La méthylation des gènes, un facteur de modulation du risque oncogénique
D’un point de vue mécanistique, les chercheurs montrent que la perte partielle de Trim28 (haplo-insuffisance) engendre une perturbation épigénétique globale : un sous-groupe de gènes clés liés à la tumorigenèse se retrouve anormalement méthylé ou déméthylé, selon le « morph ». Les deux patrons épigénétiques observés, bien que discrets, semblent stables à travers la vie de l’animal et dicteraient la susceptibilité à développer diverses formes de tumeurs.
Ce phénomène rejoint l’idée d’une « bifurcation métastable » lors du développement. Habituellement, on considère que les erreurs épigénétiques se produisent plus tard sous la pression de l’environnement (stress oxydatif, inflammations chroniques, toxiques...). Ici, la découverte est différente : cette variabilité épigénétique « intrinsèque » naît de manière plus ou moins aléatoire et s’installe durablement dès les phases précoces de l’organogenèse. Les analyses du transcriptome et de la méthylation suggèrent qu’un certain nombre de gènes directement liés à la croissance cellulaire ou à la réparation de l’ADN seraient plus susceptibles de « basculer » vers un état permissif ou restrictif pour le développement tumoral.
Fait notable, les auteurs observent que ce même jeu de gènes subit fréquemment des mutations dans les cancers humains, ce qui fait écho à la possibilité que certaines personnes naissent avec un « fond » épigénétique rendant ces gènes plus vulnérables aux événements oncogéniques ultérieurs. Par ailleurs, la distribution de ces deux états épigénétiques serait relativement homogène dans l’ensemble des organes, ce qui soulève la perspective que cette hétérogénéité précoce influence non seulement le risque de cancer, mais aussi son type et sa vitesse de progression.
Il faut repenser la prévention et développer des tests prédictifs
D’après les auteurs, ces travaux placent « l’épigénétique précoce » sur le devant de la scène. Jusqu’ici, la carcinogenèse était surtout décrite comme un phénomène d’accumulation de mutations accompagnée d’événements épigénétiques tardifs. La démonstration qu’un déterminant épigénétique s’instaure durant l’embryogenèse ou la période néonatale ouvre une nouvelle ère. Comprendre le moment exact de cette « bifurcation » épigénétique pourrait permettre d’envisager des stratégies de dépistage précoces ou de moduler la plasticité épigénétique via des interventions (nutritionnelles, médicamenteuses, etc.) dirigées sur la période la plus critique du développement.
Sur le plan clinique, la perspective de classifier certains patients comme ayant un « morph » plus ou moins susceptible pourrait à terme affiner la stratification du risque. Ainsi, au même titre que des signatures génétiques sont utilisées pour évaluer la probabilité de rechute ou la réponse à un traitement, on peut imaginer une « signature épigénétique de naissance » permettant une surveillance accrue chez les individus prédisposés, voire un diagnostic plus précoce.
Contrairement aux mutations de l’ADN, l’épigénome est potentiellement réversible. Divers inhibiteurs d’enzymes épigénétiques (déméthylases, méthyltransférases, histone-désacétylases) sont déjà en évaluation clinique. Dans ce scénario, cibler tôt les signatures épigénétiques anormales pourrait bloquer la cascade oncogénique, même si elle n’est pas encore morphologiquement apparente.
En somme, ces résultats illustrent à quel point la compréhension de l’héritage épigénétique, avant tout dommage environnemental ou mutationnel, peut influer sur la probabilité de développer un cancer. Ils ouvrent la voie à une nouvelle discipline, l’« épigénétique de la susceptibilité », qui vise à caractériser et, pourquoi pas, réorienter la trajectoire épigénétique de certains patients depuis les premiers stades de la vie.