Santé publique
Grippe espagnole et Covid-19 : la Science a progressé mais l’Histoire se répète
A un siècle d'écart, les réactions à la pandémie de grippe dite « espagnole » en 1918-1919 et à celle du coronavirus en 2020-2021ont beaucoup de points communs. Avec les immenses progrès scientifiques acquis depuis la Grande Guerre, les résultats auraient pu être meilleurs si les sociétés n’avaient pas reproduit les erreurs de l’époque.
- Halfpoint/istock
« Les masques et la quinine sont-ils efficaces contre la diffusion du virus ? » Ce débat a déjà eu lieu en France, aux États-Unis, en Europe... et en Suisse mais c’était en 1918-1919, lors de la pandémie de grippe espagnole qui tua des millions de personnes dans le Monde (bien au-delà des morts de la 1ère Guerre Mondiale).
1918-1919, c'était bien sûr une autre époque. Les médecins ne connaissaient pas les virus et les conditions de vie n’étaient pas les mêmes. Les antibiotiques, les corticoïdes, les anticoagulants ou les vaccins antiviraux n’existaient pas encore et les techniques de réanimation étaient rudimentaires. Pourtant une analyse des archives de presse du XXe siècle en Europe et aux États-Unis permet de repérer d’étonnantes similitudes entre la gestion politique et le traitement médiatique des deux pandémies : époques différentes mais crises de même magnitude sociale.
En particulier, certains comportements sont étonnamment similaires et les oppositions aux mesures de restriction et au port du masques étaient déjà les otages des politiques. La prise de « remèdes » aussi hurluberlesques qu’inefficaces est également retrouvée, quasi identique quand on considère que l’hydroxychloroquine est un analogue synthétique de la quinine utilisée à l’époque. Une étude Suisse très détaillée, parue dans Annals of Internal Medicine, est là pour en témoigner et nous rappeler des faits que nous n’aurions pas dû oublier !
Une mine de renseignements sur la pandémie de 1918 et 1919
Les interventions de santé publique mises en œuvre pendant la pandémie de coronavirus 2019 (Covid-19) devraient reposer sur l'expérience acquise lors des pandémies du passé. La pandémie de grippe de 1918-1919 est l'épidémie de grippe historique qui a fait l'objet des recherches les plus approfondies et suffit à nous en livrer les clés.
Une étude américaine avait déjà corrélé la rapide instauration de mesures de distanciation, du port du masque dans les lieux clos et de l’interdiction des rassemblements, avec une réduction de 50% de la mortalité (New York versus Philadelphie). Ces mesures ont été les meilleurs moyens de contrôler la diffusion de la pandémie et lisser les admissions dans les hôpitaux, en attendant d’avoir des moyens de la traiter. La même étude avait également mis en évidence qu’un relâchement trop précoce de ces mesures (comme à Saint-Louis) aboutissait à une remontée des cas (comme cela s’est passé en Europe à l’automne 2020).
Dans l’étude suisse, les 9335 rapports disponibles des archives d'État suisses compilent 121 152 cas de syndrome grippal dans le canton de Berne, entre le 30 juin 1918 et le 30 juin 1919 (sur 473 des 497 communes = 95,2%). Les taux d'incidence globaux des nouveaux cas enregistrés par semaine pour les 9 grandes régions de Berne, tant pour la première que pour la deuxième vague de la pandémie, ont donc pu être calculées, de même que des ratios de taux d'incidence relatifs (RIRR) pour estimer les changements de pente des courbes d'incidence associé aux différentes interventions de santé publique mises en place à l’époque.
Des évolutions étonnamment proches
Au début de la première vague, le canton de Berne a réagi rapidement et de manière centralisée. Il a restreint les réunions, fermé les théâtres, les cinémas et les écoles et a interdit les répétitions de chorales. Par contre, les magasins et les usines sont restés ouverts. Pendant cette période du début du printemps 1918, la fermeture des écoles (RIRR, 0,16 [IC à 95%, 0,15 à 0,17]) et les restrictions des rassemblements de masse (RIRR, 0,57 [IC à 95%, 0,54 à 0,61]) ont été statistiquement associées à un ralentissement de la croissance de l'épidémie.
Mais, un relâchement prématuré des restrictions sur les rassemblements de masse a été associé à une résurgence de l'épidémie en 2ème partie d’année 1918 (RIRR, 1,18 [IC à 95%, 1,12 à 1,25]). Selon les auteurs de l’étude, le point critique est que le canton de Berne a réagi de manière hésitante au début de la deuxième vague, à l'automne 1918 : les autorités cantonales ont délégué la responsabilité de la mise en œuvre des interventions de santé publique aux autorités municipales, ce qui a été associé à une hétérogénéité des mesures de distanciation et un défaut d'endiguement de la deuxième vague. Il a fallu attendre quelques semaines avant que le gouvernement cantonal ne prenne à nouveau des mesures centralisées strictes et la pandémie s’est alors un peu calmée mais a ceoendant maintenu son emprise sur l’ensemble du canton.
Croissance des résistances et des oppositions
En novembre 1918 en Suisse, alors que le nombre de cas de grippe était encore élevé, des conflits sociaux ont éclaté entre le gouvernement suisse et les ouvriers, évènements qui ont culminé avec une grève nationale et des rassemblements de masse. La présence de soldats, envoyés dans les villes pour le maintien de l’ordre, n’a fait qu’augmenter encore le nombre de contaminations.
Après la grève nationale, les oppositions aux mesures de restriction sur les rassemblements sont devenues virulentes et ces mesures ont donc été assouplies. Tout ceci a provoqué un rebond significatif des contaminations, ce qui a rendu la deuxième vague d’autant plus longue ! A l’heure où une part significative des peuples en Europe se révoltent contre les restrictions, ces enseignements de l’histoire ne peuvent être ignorés !
Les peuples et les politiques ont la mémoire courte
Des schémas organisationnels étonnamment similaires ont été observés 100 ans plus tard, dans la gestion de l'épidémie de Covid-19 en Suisse en 2020. Cela s’est associé à une amplitude considérablement plus élevée et une durée prolongée de la deuxième vague avec des taux d'hospitalisation et de mortalité beaucoup plus élevés. Ces changements ont été également observés ailleurs en Europe et dans le Monde. Bien sûr, tout ceci est observé parallèlement à une évolution des variants des virus, ceux-ci devenant de plus en plus contagieux (au moins pour la période 2020-2021), mais on a l’impression que l’histoire se répète.
L’étude montre ainsi que la Suisse aurait pu tirer des leçons de sa propre histoire, souligne le co-auteur, l’épidémiologiste bernois Peter Jüni, de l’Université de Toronto. « Il est difficile de comprendre que dans un pays bien organisé, très développé et privilégié comme la Suisse, une personne sur mille est morte de la Covid-19 et une sur 300 a été hospitalisée » (surtout si l’on compare cela au Canada), mais cela peut être dû à une réaction trop hésitante du gouvernement fédéral avec des motivations parfois très politiques.
En 1918, il y a également eu une opposition entre les représentants politiques et ceux de la science et de la médecine. C’est en particulier le cas aux États-Unis où le premier parti d’opposition au Gouvernement fédéral était anti-masque. Cette situation s’est reproduite quasi à l’identique en 2020 aux États-Unis, avec le mauvais suivi de la campagne de vaccination, et une interdiction de l’imposition des masques dans les lieux publics, dans la plupart des états républicains. En Suisse, à l’automne 2020, cela a même conduit à une paralysie politique.
Le pire n’est pas forcément à venir
En 1918, les mesures d’isolement, à domicile ou à l’hôpital, les désinfections, le port de masques et le lavage régulier des mains avaient fait leurs preuves : c'est même à leur domicile que les malades ont le mieux survécu. Désormais en Occident, la majorité de la population est vaccinée et même si ces vaccins ne protègent plus aussi bien contre les infections avec les nouveaux variants, ils protègent encore très bien contre les hospitalisations et les décès. Le masque est globalement bien accepté dans les lieux clos et les transports en commun.
Nous disposons de cocktails d’anticorps spécifiques (qui vont être moins efficaces avec les nouveaux variants) et même d’antiviraux prometteurs qui, quand ils sont utilisés précocement chez des personnes non-vaccinées et à risque, réduisent encore le risque de formes graves de la Covid-19. La réanimation a fait de gros progrès avec bien sûr l’antibiothérapie, mais aussi l’oxygénation à haut débit qui garde de nombreux malades hors des unités de soins intensifs, en particulier si on utilise des corticoïdes, des anti-IL6 et des anticoagulants. Mais nous restons confrontés à l’afflux par vagues de malades essentiellement non vaccinés qui tendent à submerger l’hôpital, à perturber les soins des autres maladies et à harasser ses personnels.
Un mix de points négatifs et positifs pour l’avenir
Parmi les points négatifs pour 2022, l’expérience de 1018-1919 n’a pas débouché sur une amélioration des comportements sociaux après la pandémie. Le « monde d’après » était pourtant déjà une idée post-pandémique dans la tête de tous, intellectuels et politiques compris, mais il n’en est pas sorti grand-chose. En 2022, espérons que les réseaux sociaux qui ont largement contribué à la désinformation et à la circulation d’idées mortifères seront enfin régulés, ou au moins rendus responsables de leurs contenus.
Parmi les point positif, l’histoire révèle également que, au printemps 1919, lorsque la grande majorité de la population des pays occidentaux a été contaminée (formes symptomatiques et formes asymptomatiques), la grippe espagnole a refait surface lors d’une troisième vague, relativement bénigne, et puis elle a disparu. C’est le vœu que je nous souhaite pour 2022.