Témoignage patient

Trouble bipolaire : “J'étais dans le déni total, jusqu’au jour où ça va trop loin”

Ibtissam, étudiante de 23 ans, a appris qu’elle était atteinte de troubles bipolaires en octobre dernier. Elle nous raconte son vécu, marqué par un yoyo permanent entre sentiment de toute puissance et extrême colère, dépression et pensées suicidaires, où elle s’est parfois mise en danger.

  • Par Rafaël Andraud
  • PeopleImages/iStock
  • 06 Jan 2023
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    “Il y a des jours où tu as l’impression d’être l’enfant de dieu, de pouvoir survoler n'importe quoi, que le monde est à toi, et à d’autres moments tu vis des phases de dépression très intense, qui peuvent durer plusieurs semaines voire des mois.” Cet hiver, la phase dépressive, Ibtissam est à nouveau en train de la traverser. Début octobre, cette jeune étudiante en mathématiques a été diagnostiquée du trouble bipolaire.

    Les troubles bipolaires, appelés aussi maniaco-dépression, se caractérisent par une alternance de phases de dépression et d’euphorie, disproportionnées dans leur durée et leur intensité. Les troubles du comportement qui accompagnent ces phases désorganisent profondément la vie de la personne touchée et dégradent souvent ses relations familiales et professionnelles. Ils débutent la plupart du temps dans les dernières années de l’adolescence entre 15 et 19 ans.

    "Je pensais que mes réactions exacerbées étaient juste un trait de personnalité"

    Pour Ibtissam, c’est au moment de ses 16 ans que les troubles ont commencé à se déclarer. “En première, je suis devenue très extravertie et j’étais accro au footing. Dans le même temps, j’ai commencé à être très attristée pour des broutilles, comme une mauvaise note en Français par exemple. Un jour, durant une sortie scolaire, on a croisé des SDF dans le métro. En y repensant en rentrant, je me suis sentie très mal et j’ai fini par craquer sous la douche.” S’en est suivie une période de dépression intense, nourrissant une quête de sens qui suivra Ibtissam tout au long de sa vie, “inévitablement liée à [s]a bipolarité”, selon elle. “Je pensais au début, comme beaucoup, que mes réactions exacerbées étaient juste un trait de personnalité et non une maladie, après tout il y a des gens timides, des gens colériques… Quand on pense que c’est un trait de personnalité, on ne pense pas à aller consulter. J'étais dans la négation totale, jusqu’au jour où ça va trop loin.”

    Ces changements de comportement se sont exacerbés après le décès de son père suite à un cancer du poumon en juin 2018. “À la mort de mon père, pendant des mois, je ne le pleurais même pas. Je m’accrochais à l’idée qu’il continuait d’exister et de veiller sur nous. Avec le recul, je pense que j’étais dans une phase hypomaniaque, car ce n’est pas un comportement sain dans cette situation. Résultat : quelques mois plus tard, je suis retombée dans une phase de dépression assez hardcore”. Une période de dépression qui l’a conduite à de nombreuses pensées suicidaires.

    "Mes premiers psychiatres pensaient que c’était juste une dépression"

    En 2019, elle essaie de voir des psychologues - “ça ne m'a pas du tout aidée”, souligne-t-elle - puis passe aux psychiatres l’année suivante. “J’ai changé 3, 4 fois de psychiatre. Les deux premiers psychiatres pensaient que c’était juste une dépression." Il aura fallu une trentaine de séances, s’étalant sur 2 ans, pour qu’Ibtissam soit enfin diagnostiquée définitivement. Puisque les épisodes dépressifs sont prédominants dans les troubles bipolaires, par rapport aux épisodes de manie, ils peuvent en effet passer inaperçus pour les médecins comme pour le patient qui les subit, ou être confondus avec d’autres pathologies psychiatriques (addictions, troubles anxieux, troubles des conduites, etc.).“Quand on est dans une phase d’euphorie, on ne voit pas le mal, puisque pour nous tout va bien dans le meilleur des mondes et on pète la forme. Du coup, quand on va se tourner vers des professionnels de santé uniquement quand ça ne va pas, on nous diagnostique souvent des dépressions”, constate Ibtissam.

    Or, les moments de joie peuvent être aussi problématiques. “L’hypomanie, ce sont des idées extravagantes : on se dit qu’on est la meilleure, qu’on peut courir tous les marathons du monde en une journée”, explique-t-elle. Par exemple, au printemps dernier, cette grande amatrice de la course à pied se met en tête de participer à un trail. “J’avais des ambitions beaucoup trop démesurées : je n’étais pas du tout préparée pour mes épreuves sportives de 70 km. La réalité m’a mis une petite claque.”

    Ce qui lui fait le plus peur dans son trouble, ce sont les moments de rage extrême. “Je ne sais pas comment on peut le définir dans le jargon psychiatrique mais je sais bien l’expliquer : j’ai une phase extrême intermédiaire entre la manie et la dépression, un état de colère monstrueux où j’ai la force physique que l’on peut avoir en phase hypomaniaque et la tristesse et l’envie de mourir que tu peux avoir dans les phases de dépression. Une sorte de synthèse du pire de ces deux phases.”

    "J’ai un peu pété les plombs à cause de la pandémie de Covid"

    Au point de se mettre parfois en danger. “En 2020, j’ai un peu pété les plombs à cause de la pandémie de Covid. À un moment donné, je voulais être une super héroïne : je me suis dis, ‘bon la police ne fait pas le travail, alors c’est moi qui vais jouer les KickAss dehors’, et j’avais vraiment sérieusement l’intention de le devenir.” Ibtissam se met alors à sortir la nuit avec un marteau : “J’errais dans les rues de Paris pour voir s’il y avait du danger et si je pouvais pas aller casser la gueule d’un agresseur.” Ces pérégrinations l’ont un jour conduit à finir la nuit en garde à vue. “J’avais escaladé les portes du musée du Louvre. J’étais alcoolisée, il était deux heures du matin. Je m’étais alors dis, ‘Putain, je me sens trop mal, j’ai envie d’aller dans un coin où je me sens bien (la cour Marly) et je voulais y aller à ce moment précis.” Ibtissam n’est pas la seule à escalader les murs : elle a retrouvé plusieurs histoires similaires dans les témoignages d’autres bipolaires qu’elle a consultés. Et les problèmes de consommation d’alcool sont également très répandus chez les patients atteints. “Il y a des moments de tristesse intense où on a juste envie de s'annihiler. Ce qui m’a amené à consommer des quantités très importantes d’alcool, parfois jusqu’au blackout.”

    Dans ses phases hypomaniaques, cette étudiante bondynoise ne s'est pas mise qu’en danger physique. Mais aussi en danger financier à plusieurs reprises, à cause d’achats compulsifs, un comportement fréquent dans les phases euphoriques du trouble bipolaire. “On a certaines pulsions et dès qu’il y a la possibilité, tu ne te brides pas. Ton cerveau va te trouver des justifications, comme ‘on ne vit qu’une fois’, ou ‘tu en as besoin pour trouver les réponses à tes questions’." Un matin, cette passionnée de philosophie se rend compte qu'il lui manque La République de Platon à sa collection de livres qui s’amassent dans sa chambre. "Je suis direct allée à la Fnac après m’être levée, sans même me doucher. Je suis repartie avec l’intégralité de Platon et j’étais à découvert. J’avais pourtant déjà plein de lectures en cours. Mais j’étais vraiment dans une quête métaphysique.” Autre dépense impulsive, sa première fois au casino, juste après avoir vu le film The Cart Counter : “Un peu alcoolisée, j’y suis allée toute seule juste après le film alors que je ne connaissais même pas les règles. J’ai perdu une centaine d'euros.”

    Diagnostic : "Vous n'imaginez pas à quel point ça peut délester d'un poids"

    Une fois repassée en phase de dépression, ces comportements irraisonnés ont amené Ibtissam à beaucoup culpabiliser, renforçant ses idées suicidaires. "Aujourd’hui, je continue de voir un psychiatre et j’arrive enfin à poser des mots sur ce que j’ai vécu, je peux me dire c’est pas de ma faute, je suis juste malade." Elle encourage les personnes qui ont des suspicions sur leur santé mentale à aller consulter. “C’est difficile car on est souvent dans le déni, mais vous n’imaginez pas à quel point ça peut délester d’un poids de savoir ce qu’on a et de comment on peut essayer d’arranger ça. On sait que les traitements ne sont pas parfaits, qu’il y a des complications, des effets secondaires, mais ça reste toujours mieux que de ne pas traiter sa bipolarité, surtout quand on sait combien d’entre nous se suicident quand ils ne sont pas traités.”

    Pour s’encourager, Ibtissam conclut le récit de son parcours de patiente par cette métaphore qui sied bien à son amour du marathon : “Le diagnostic, ce n’est que la première étape. Je n’ai pas fini ma course, je sais que je ne suis pas encore stabilisée et je sais très bien que j’ai encore des kilomètres à courir. Mais au moins je suis déjà sur la course, je suis déjà en route, et il faut continuer d’avancer, de courir et d’essayer d’aller jusqu'au bout.”

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