L’interview du week-end

Fin de vie : « Il y a encore trop d’évitement de la chambre du mourant »

Psychiatre, gériatre, docteure en philosophie et en éthique, Véronique Lefebvre des Noëttes nous plonge dans les problématiques complexes de la fin de vie qui jalonnent son quotidien.

  • Par Mathilde Debry
  • :kazuma seki / istock.
  • 14 Avr 2024
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    Pourquoi docteur – Vous venez de publier "Mourir sur ordonnance, ou être accompagné jusqu’au bout ?" (Editions du Rocher), et vous suivez depuis 35 ans les personnes qui séjournent dans un des plus grands hôpitaux de gériatrie en France. De quoi souffrent le plus les patients en fin de vie que vous voyez ?

    Véronique Lefebvre des Noëttes – Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la plupart de mes patients n’ont pas peur de mourir en soi, mais plutôt de quitter ce monde dans d’atroces souffrances.

    Beaucoup vivent également très mal le fait d’être seuls dans des moments aussi cruciaux, car il y a encore trop d’évitement de la chambre du mourant, même au sein des professionnels de santé.

    Nombreux sont aussi ceux qui sont tristes à l’idée de mourir l’hôpital, car la majorité de mes malades préfèreraient quitter notre monde de chez eux.

    Pourquoi la majorité de Français meurent-ils à l’hôpital ?

    Parce que c’est très compliqué d’organiser une mort à domicile. Souvent, nous mettons en place les dispositifs, mais la famille ne supporte pas l’épreuve et nous renvoie le patient.

    Comment préparez-vous vos patients à la mort ?

    C’est très difficile, mais je leur dis qu’on sera à leurs côtés quand les dernières heures auront sonné et qu’on augmentera la morphine ou la sédation si besoin.

    Je les encourage aussi à parler de leur vie et de la façon dont ils se perçoivent, souvent à l’aide de psychothérapies.

    Avez-vous la même approche avec les personnes dont la lucidité est altérée ?

    Oui, je fais des psychothérapies avec tout le monde, y compris avec les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Ce n’est pas parce qu’elles ont des troubles cognitifs qu’elles n’ont rien à dire de leur vie.

    Fin de vie : "souvent, une simple caresse suffit à apaiser le mourant"

    Concrètement, comment se passe une agonie ?

    Le mot "agonie" signifie "lutter". C’est un moment extraordinaire au sens propre du terme, pendant lequel la personne émet en général des râles, fait des pauses respiratoires et opère des mouvements de retrait. Toutes ces manifestations ne sont pas forcément synonymes de souffrance : souvent, une simple caresse suffit à apaiser le mourant.

    Rencontrez-vous des difficultés dans votre travail, et si oui, lesquelles ?

    En général, il y a des problèmes quand la famille n’accepte pas que la personne soit en fin de vie et exige qu’on continue à la nourrir ou à lui faire des soins.

    Il y a aussi des problématiques inverses. J’ai par exemple été confrontée à une lignée qui voulait que la grand-mère de 102 ans soit euthanasiée parce qu’elle avait fait un AVC et que ses enfants et ses petits-enfants ne la reconnaissaient plus. Pourtant, cette femme nous avait clairement formulé qu’elle n’avait pas du tout envie de mourir.  

    Autre exemple : un monsieur de 70 ans m’a un jour demandé de l’euthanasier car il ne pouvait plus faire... de marathon ! 

    Que faites-vous dans ces cas-là ?

    Il faut dans ces cas-là voir le patient, sa famille, les médecins et les psychologues de l’hôpital pour que chacun puisse s’exprimer et ainsi trouver une temporalité de soins adéquate.

    Que faites-vous une fois que la personne est décédée ?

    Notre équipe se réunit pour savoir comment la personne est partie. Cela me permet aussi de verbaliser si je suis confrontée à des histoires de vie qui me bouleversent trop. Nous prenons également le temps d’annoncer aux autres patients du service que la personne est décédée, avec un faire-part qu’ils peuvent choisir d’ouvrir ou non.

    Fin de vie : "mon métier m’impacte encore sur le plan psychologique"

    Votre métier vous impacte-t-il encore, ou est-ce devenu une routine ?

    Oui, mon métier m’impacte encore sur le plan psychologique, même si je connais mes limites. 

    Quelles sont-elles ?

    J’ai commencé ma carrière dans un service de pédiatrie hématologique, et j’ai arrêté parce que c’était trop dur pour moi de voir la vie de tous ces bébés s’éteindre. 

    Faut-il être formé pour faire votre métier ?

    Oui bien sûr, car encore une fois, ce n’est pas évident. Tout le monde ne peut pas faire ça.

    A-t-on aujourd’hui les moyens de réduire toutes les douleurs physiques liées à la fin de vie ?

    Oui, les soignants ont aujourd’hui à disposition une pharmacopée qui permet de réduire quasiment toutes les douleurs physiques, quitte à endormir ou à sédater la personne pour un soin trop douloureux.  

    Beaucoup de Français constatent que leurs proches "meurent mal". Notre système français permet-il actuellement de toujours mourir dans de bonnes conditions selon vous ?

    Non, pas du tout. La mise en place des soins palliatifs a été initiée il y a très longtemps par François Mitterrand. Pourtant, il y a encore aujourd’hui 21 départements français qui ne sont pas pourvus en la matière. Et quand c’est le cas, les effectifs sont très souvent insuffisants. Dans ma structure par exemple, nous ne disposons que de quatre lits de soins palliatifs, d’une « demi-psychologue », « d’un demi-médecin » et d’une seule infirmière pour mille lits. C’est scandaleux.

    Fin de vie : "la culture palliative du soin gagnerait aussi à être développée"

    L'examen du nouveau projet de loi sur la fin de vie doit débuter au mois de mai à l'Assemblée nationale. Que devrait-il contenir, selon vous, pour changer les choses ?

    Il faudrait enfin donner davantage de moyens humains et financiers aux soins palliatifs.

    Je pense que la culture palliative du soin gagnerait aussi à être développée, car elle est aujourd’hui très insuffisante en France. Beaucoup de médecins pensent encore par exemple que perdre un patient est un échec, alors qu’accompagner quelqu’un jusqu’au bout n’en est pas un.

    Enfin, il faudrait faire vivre et développer les lois déjà existantes sur la fin de vie.

    La loi Leonetti a-t-elle des points faibles, selon vous ?

    Oui, elle n’est pas assez connue et pas assez développée. Par ailleurs, nous ne disposons toujours d’aucun chiffre concret pour l’évaluer, donc nous sommes sans arrêt dans la supputation. Ce n’est pas normal.

    Que permet-elle concrètement ?

    Elle permet de refuser un soin, de limiter la réanimation, de donner des morphiniques et d’enclencher la sédation profonde jusqu’au décès. Ce cadre-là, lorsqu’il est bien mis en œuvre, permet de couvrir quasiment tous les cas de fin de vie.  

    Fin de vie : "le modèle belge n’est pas applicable en France"

    La Belgique est-elle un modèle à suivre en matière de fin de vie, selon vous ?

    Je pense que le modèle belge n’est pas applicable en France, notamment parce que nous n’avons pas la même culture.

    Pour vous donner un exemple, j’ai récemment présenté lors d’une conférence à Bruxelles le cas d’un monsieur de 92 ans qui venait de faire trois tentatives de suicide. Arrivé dans mon service, il m’a expliqué qu’il était en effet très déprimé d’avoir une DMLA et de ne plus avoir de nouvelles de sa fille unique. Je lui ai donc prescrit des antidépresseurs, et au bout de quelques temps, il n'avait plus envie de mourir du tout. Ma démarche a énormément choqué un médecin belge présent dans la salle : il m’a carrément interpellée pour me dire que lui aurait directement aidé le nonagénaire à mourir sans passer par la case médicament.

    Quid du modèle suisse ?

    Même chose que pour la Belgique, car il laisse à mon sens trop les personnes en fin de vie seules face à leur détresse.

    Existe-t-il un "tourisme de la mort" entre la France, la Suisse et la Belgique ?

    Il faut raison garder : seule une cinquantaine de Français a été mourir en Suisse ou en Belgique depuis une dizaine d’années. On est très loin de la notion de "tourisme".  

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