Pharmacologie
Affaire du Lévothyrox® : l'analyse du Pr Jean-François Bergmann
Le Pr Jean-François Bergmann livre sa réflexion au plan pharmacologique, médical et social, sur l'affaire du Lévothyrox®. Il sera également en direct, le 14 décembre 2017, à 19h30, dans l'émission les "Jeudi de la Formation" avec le Dr Jean-François Lemoine, pour répondre à toutes vos questions.
- ALLILI MOURAD/SIPA
Tout ce que vous allez lire ci-dessous est hypothétique sauf que cette hypothèse a de très fortes probabilités d’être vérifiée : les données actuelles de la science laissent fortement à penser que les troubles subjectifs observés récemment chez les patients traités par la nouvelle formulation de Levothyrox® ne sont pas liées au produit et n’ont pas de substratum organique.
L’argument le plus fort à l’appui de cette hypothèse est pharmacologique. Le mannitol et l’acide citrique qui ont remplacé le lactose ne peuvent entrainer les manifestations décrites. On les retrouve à des doses nettement plus élevées dans de nombreux aliments, notamment les bonbons et chewing-gums sans sucre, sous les noms de code E421 et E330, ainsi que dans de très nombreux autres médicaments, sans qu’aucun effet indésirable n’ait été rapporté. Ces mêmes nouveaux comprimés de Levothyrox sont largement utilisés dans d’autres pays sans qu’aucun trouble n’ait été notifié.
Le deuxième argument est physiopathologique. Ce n’est pas le médicament qui est à marge thérapeutique étroite, c’est la maladie qui est à fluctuation évolutive large. Les malades hypothyroïdiens, même correctement traités ont spontanément d’importantes variations symptomatiques. Il est plus facile d’accuser un médicament que d’accepter cette évolution imprévisible. D’ailleurs les troubles récemment décrits apparaissent alors que le dosage de la TSH, témoin du contrôle de la maladie, reste dans les limites de la normale, ce qui prouve bien que le médicament remplit sa mission thérapeutique. Habituellement, lorsqu’un malade recevant 75 µg de Levothyrox est insuffisamment contrôlé, on passe à 100 µg, soit une augmentation de 33%, c’est dire si la marge thérapeutique n’est pas si étroite que ça !
Le dernier argument est psycho-sociologique. Les symptômes décrits sont réels, loin de moi l’idée de les nier ou de les négliger. Mais tous les examens cliniques et complémentaires de ces patients sont normaux. Le caractère stéréotypé des symptômes, purement subjectifs, et la cinétique de « l’épidémie », laissent fortement penser que les réseaux sociaux ont servi de caisse de résonnance, d’amplificateur dans une spirale collective totalement disproportionnée : il est impossible qu’un peu de mannitol et d’acide citrique puissent entrainer tout ça. En revanche, l’effet nocebo, qui existe dans tout médicament de façon indépendante de l’activité pharmacologique, est extrêmement sensible à l’environnement de la prise médicamenteuse. Un climat de confiance le fait disparaître, une angoisse médiatisée l’amplifie et l’acutise.
Exiger le retour à la précédente formule de Levothyrox, moins stable, donc potentiellement moins efficace, ne résoudra rien à long terme. Si la décision de la ministre de remettre temporairement l'ancienne formule à disposition est logique dans l'immédiat ("il faut écouter ses concitoyens") et permettra de voir disparaitre les troubles psycho-somatiques, elle est catastrophique pour l'avenir : la stigmatisation de la classe pharmacologique est officialisée, les troubles vont réapparaitre lorsque l'ancienne formule va disparaitre à nouveau, et les futurs génériques de Levothyrox vont eux aussi être accusés de tous les maux (ils l'étaient déjà avant même leur arrivée!).
Accuser le laboratoire, qui a été contraint par les agences sanitaires à ce changement de formulation pour faciliter le traitement des patients, est bien injuste. Le prix du médicament reste inchangé (9 centimes le comprimés). Se répandre sur l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire est plus paranoïaque que constructif : ils gèrent la crise comme une administration sait gérer une crise … Des milliers d’euros vont être dépensés pour vérifier la qualité de la nouvelle formulation, pour refaire des études expérimentales chez l’animal et chez l’homme, pour colliger tous les effets indésirables déclarés et en faire l’analyse épidémiologique.
Mais j’ai la faiblesse de penser que mes hypothèses pharmacologiques, physiopathologiques et sociologiques se verront vérifiées par l’épreuve du temps et que toutes ces études seront négatives. Dans quelques mois, comme toujours dans ces manifestations collectives, tout va rentrer dans l’ordre spontanément. Quelle souffrance pour les patients, quel gâchis pour la science, quelle humilité pour notre savoir !
Le Pr Jean-François Bergmann est Chef du Département de Médecine Interne, à l'Hôpital Lariboisière, à Paris, et Professeur de Thérapeutique à l’Université Paris-Diderot.
Posez toutes vos questions le 14 décembre 2017 à 19h30 dans l'émission des "Jeudi de la Formation". Une émission en direct animée par le Dr Jean-François Lemoine.