Entretien avec le Pr Alain Privat, Inserm
Opération d'un paralysé : encourageant mais pas révolutionnaire
Après une greffe de cellules olfactives, qui se régénèrent très bien, un Polonais paraplégique a pu se lever de son fauteuil. Mais la prudence est de mise, souligne le spécialiste Alain Privat.
- Darek Fidyka (à gauche), en compagnie du Pr Geoffrey Raisman (à droite) (BBC One/ Panorama)
Se lever de son fauteuil après une section de la moelle épinière : c’est ce qu’a réussi Darek Fidyka, un Polonais de 38 ans. Paralysé par un coup de couteau à la vertèbre Th9, il a bénéficié d’une intervention particulière.
Mise au point à Londres (Royaume-Uni), réalisée à Wroclaw (Pologne), elle consiste à injecter des cellules olfactives engainantes pour créer un « pont nerveux » entre les deux parties de la colonne vertébrale. L’homme est parvenu à récupérer les sensations de ses membres ainsi qu’une motricité partielle. Il a même pu marcher à l’aide de barres parallèles, puis d’un déambulateur fixé à ses chevilles. « C’est plus important que les premiers pas de l’Homme sur la Lune », confie le Pr Geoffrey Raisman, suivi par une équipe de la chaîne britannique BBC One. Il est l’inventeur de la technique et le co-auteur du compte rendu de l’opération, publié dans Cell Transplantation.
Pour le Pr Alain Privat, directeur de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), que pourquoidocteur a contacté, les conclusions doivent être un peu plus modérées.
Cette étude est-elle vraiment « plus importante que les premiers pas de l’Homme sur la Lune » ?
Pr Alain Privat : Un certain nombre de zones d’ombres laissent planer des doutes. La première chose, c’est qu’un résultat obtenu sur un patient n’a pas réellement de signification médicale ou scientifique. Ce type d’études doit être conduit sur un nombre suffisant de patients, dans des conditions de double aveugle contre placebo, ce qui permet de déterminer l’effet du traitement qu’on a donné. Sans témoin, il est très difficile de savoir si c’est le traitement qui a fonctionné ou si c’est une récupération spontanée. Or, les statistiques montrent que 15 à 20 % des personnes accidentées peuvent récupérer spontanément.
Le deuxième point, c’est qu’il s’agit d’un traitement combiné. Trois éléments sont intervenus : une exérèse de la cicatrice (le tissu cicatriciel est retiré) - ce qui peut favoriser une amélioration -, une greffe de cellules olfactives mais aussi de fragments de nerfs périphériques. On ne sait pas lequel des trois est déterminant.
La troisième chose, c’est qu’à aucun moment dans l’article qu’il n’est question que le patient ait retrouvé une locomotion. Il y a une amélioration de la motricité des jambes; mais avant l’intervention, il y avait déjà des signes de motricité, des contractions volontaires de certains muscles de membres inférieurs. On n’est donc pas dans un contexte de tout ou rien et si l’on s’en tient à l’article il n’y a pas de réelle locomotion. Et quand on regarde l’extrait vidéo, on voit ce patient, les bras posés sur des barres parallèles et il se balance.
On peut aussi s’étonner que ce travail ait été réalisé en Pologne alors que le laboratoire du Pr Raisman se situe à Londres, où il y a des hôpitaux avec des services de neurochirurgie très compétents et réputés. Le journal dans lequel ce travail est reporté est aussi controversé : il avait été rayé de la liste des journaux « éthiques » il y a peu.
Cette étude présente malgré tout une technique innovante : utiliser les cellules olfactives engainantes. Quel est leur intérêt ?
Pr Alain Privat : Ce sont des cellules très intéressantes. Elles sont situées à la base du cerveau, dans le bulbe olfactif, et ont un rôle de stimulation du renouvellement cellulaire. Les cellules « engainantes » sont situées autour des fibres de ces cellules olfactives et ont un rôle « trophique », de support. Il a été montré, par Geoffrey Raisman, que quand on greffe ces cellules il y a des signes de repousse. Mais pour qu’il y ait véritablement une repousse, il fallait des lésions assez limitées. Et d’ailleurs, dans le cas de ce patient, un fragment de moelle épinière était resté intact.
Et quel est l’avantage de ces cellules par rapport aux cellules souches ?
Pr Alain Privat : On sait que des cellules du système nerveux central ont naturellement la capacité de repousser après avoir été sectionnées. Mais elles ne repoussent pas spontanément parce qu’il y a formation d’un tissu cicatriciel. Quand on fait disparaître la cicatrice, ces fibres repoussent. En France, nous avons montré que lorsqu’on bloque la formation de cette cicatrice par thérapie génique, les fibres repoussent spontanément et l’animal retrouve une locomotion normale.
Nous avons aussi greffé des cellules souches dans la moelle épinière d’animaux lésés. On constate qu’elles ne remplacent pas les cellules détruites, mais elles jouent un rôle trophique, permettent la repousse de fibres qui avaient été lésés. Les cellules olfactives engainantes sont un autre moyen. Probablement pas le meilleur car les expériences chez l’animal montrent que cette repousse est limitée. Passer d’un ASIA A à un ASIA C (score de mobilité, ndlr) comme le patient polonais, c’est la limite.
Est-ce qu'on peut imaginer qu’un jour, une personne qui a eu la moelle épinière sectionnée pourra remarcher ?
Pr Alain Privat : Je pense que oui, bien sûr. S'il s’agit d’une section complète (après un coup de couteau ou une blessure par balles le plus souvent), c’est extrêmement difficile. Mais dans des lésions incomplètes, on peut dire aux patients : « Oui, on trouvera des solutions. » Quand j’ai commencé la recherche dans ce domaine, il y a 30 ans, on ne savait pas ce qu’il fallait faire. Maintenant, on sait qu’on peut faire repousser ces fibres lésées.
On commence aussi à avoir des outils très performants. Il faut à présent passer de l’expérimentation chez l’animal à l’homme. Pour cela, il y a des étapes intermédiaires, que nous conduisons à Montpellier. Nous réalisons des travaux sur un petit primate qui s’appelle le microcebus qui est très proche de l’homme en ce qui concerne la structure de sa moelle épinière. L’étape suivante, c’est l’homme. C’est l’affaire de 5-10 ans, car on a les outils comme la thérapie génique et les cellules souches inductibles, qui a reçu le Nobel il y a deux ans.