L'interview du week-end
Pour prévenir la maladie d’Alzheimer, il faut « préserver un sommeil de bonne qualité »
À l’occasion de la 26ème édition de la semaine du Cerveau, rencontre avec Géraldine Rauchs, directrice de recherche à l'Inserm, pour parler des liens qui unissent la qualité du sommeil et la maladie d’Alzheimer.
Pourquoi docteur : Comment les chercheurs, comme vous, sont-ils arrivés à faire un lien entre la maladie d’Alzheimer et la qualité du sommeil ?
Géraldine Rauchs : Pour ma part, au départ, je m’intéressais aux liens entre sommeil et mémoire, à savoir en quoi le sommeil est bénéfique à la mémorisation. J’étudiais cela chez des sujets jeunes, et puis petit à petit, je me suis dit que ce serait intéressant de regarder aussi ce qu’il se passe chez les populations âgées.
Dans les recherches sur la maladie d’Alzheimer, il y a évidemment toutes les recherches sur les traitements, mais il y a aussi tout ce qui va être sur la prévention de la maladie et l’identification des facteurs de risque sur lesquels on va pouvoir agir. Bien sûr, on sait qu’avoir une alimentation saine, faire de l’activité physique, avoir du lien social, c’est important. Pour le sommeil, ce n’était pas encore très clair : on ne savait pas si les troubles du sommeil étaient uniquement un symptôme ou si ça pouvait aussi être un facteur de risque… Et donc maintenant, on a de plus en plus d’arguments qui laissent penser que c’est un facteur de risque aussi ! Il y a quelques années, des études ont montré que l’une des fonctions du sommeil serait d’éliminer certains produits toxiques du cerveau. C’est alors devenu une hypothèse très pertinente dans le cadre de cette pathologie puisqu'on a une accumulation de protéines toxiques, notamment la protéine bêta-amyloïde. On a donc voulu voir si la qualité du sommeil pouvait être liée à la santé cérébrale, donc à la quantité de ces lésions, mais aussi au bon fonctionnement des neurones, etc.
Nous travaillons chez des sujets âgés qui ont des troubles cognitifs mais qui peuvent aussi être sains. L’idée est de voir si ceux qui ont des troubles du sommeil ou un sommeil de mauvaise qualité, sans que ce soit vraiment un trouble au sens clinique, vont avoir une évolution sur le plan cognitif, sur le plan des lésions qui est moins favorable.
Le système glymphatique, un système de nettoyage propre au cerveau
Concrètement, comment fonctionne ce “nettoyage” du cerveau ?
Au cours du sommeil, et en particulier pendant le sommeil lent profond, qui est un stade de sommeil dont la quantité diminue à mesure que l’on vieillit, il y aurait une “fonction de nettoyage” du cerveau. Ce système a un fonctionnement un peu analogue au système lymphatique présent pour tous les autres organes du corps. Il repose sur les cellules gliales, des cellules du cerveau à côté des neurones, et c’est d’ailleurs pour cette raison que ce système de nettoyage s’appelle le système glymphatique -une contraction de gli et lymphatique-. Plus précisément, pendant le sommeil lent profond, c’est un peu comme si les cellules se resserraient, se contractaient, de manière à laisser plus d’espace entre elles pour permettre au liquide dans lequel baigne notre cerveau de passer entre ces cellules et d’éliminer les déchets qui ont pu s’accumuler, notamment cette protéine bêta-amyloïde.
Savons-nous comment ces déchets sont ensuite évacués ?
En fait, la difficulté c’est qu’aujourd'hui on n’a pas vraiment de méthode robuste pour faire de l’imagerie de ce système glymphatique. On peut le faire chez l’animal, mais il faut injecter des traceurs dans des zones précises du cerveau et c’est très très compliqué à réaliser chez l’Homme. Des méthodes sont actuellement en cours de développement, avec l’IRM, mais ce n’est pas encore complètement au point.
Actuellement, ce qu’on arrive à faire, c’est regarder par exemple les liens entre la qualité du sommeil à l’instant T et une mesure, à ce même moment grâce à l’imagerie, des protéines amyloïdes dans le cerveau. Ainsi, on peut observer si ceux qui dorment le moins bien sont ceux qui ont le plus de lésions. Nous avons montré que les gens qui ont vraiment des difficultés importantes d’endormissement ont plus de plaques amyloïdes. Il y a eu aussi des études sur la durée de sommeil, sur la fragmentation du sommeil (etc), qui laissent penser que quand on ne dort pas bien, on a plus de lésions. On a aussi cette inconnue : est-ce-que la maladie d’Alzheimer se développe moins en dormant mieux parce qu’on produit moins de lésions ou parce qu’on élimine plus de déchets ? C’est probablement un peu des deux en fait, mais là, d’autres études sont nécessaires.
Alzheimer : "les difficultés d'endormissement sont associées à plus de plaques amyloïdes"
Pour “bien dormir”, il faut dormir combien de temps ?
La durée du sommeil est un autre point un peu critique parce qu'en effet, il y a des discordances entre les études qui ne prennent pas bien en compte le besoin de sommeil d’une personne et la durée effective de sommeil. Ce qu’on a pu montrer, c’est que les difficultés d'endormissement sont associées à plus de plaques amyloïdes. Mais on ne sait pas encore si c'est le fait qu'on soit en train de cogiter, de ruminer sur plein de choses négatives, qui entraîne cette augmentation des lésions, ou si c’est parce que c’est lié à un temps de sommeil réduit.
Est-ce-que c’est plus grave de mal dormir à 50 ans qu’à 30 ans ?
Les travaux s'intéressent beaucoup aux gens sur la période 50-60 ans. Manifestement c'est une période critique où il faut bien dormir, et si on a des troubles du sommeil, il faut vraiment être vigilant à bien les prendre en charge. Néanmoins, je ne mettrais pas ma main à couper que ce n’est pas important de bien dormir à 30 ans ! C’est juste que pour l’instant, les études ne sont pas allées suffisamment en amont. C’est important de bien dormir toute sa vie !
Est-ce qu’on pourrait imaginer créer un système pour “nettoyer” le cerveau, comme il est capable de le faire quand on dort, afin de prévenir les risques de développer la maladie d’Alzheimer ?
Bonne question ! Chez l’animal on arrive à nettoyer les lésions, mais chez l’Homme cela n'a pas du tout été montré. On ne pourra peut-être pas enlever des lésions qui sont installées depuis longtemps, mais on peut imaginer qu’on pourrait empêcher l’accumulation de nouveaux déchets, et donc peut-être qu’on pourrait ralentir la progression des lésions. Après, ce qui est compliqué c’est qu’il n’y a pas que ces types de lésions là, il y a aussi des neurones qui meurent, et à partir du moment où les neurones sont morts, on n’arrive pas à les faire repousser. Donc l’idée, c’est quand même de travailler en amont et d’essayer de prendre en charge tous les gens qui ont des troubles du sommeil pour éviter qu'ils s'engagent dans la voie de la maladie d'Alzheimer, surtout chez les sujets plus âgés.
Qu’est-il recommandé actuellement pour cette prise en charge ?
Surtout, on ne part pas sur des médicaments, notamment les somnifères car on sait qu’ils augmentent le risque de maladie d’Alzheimer… donc si on veut traiter un trouble qui augmente le risque d’Alzheimer en proposant un traitement qui lui aussi augmente l’Alzheimer, il ne sert à rien du tout ! Par contre, il y a plein de choses qui peuvent être faites ! Il faut donc pouvoir proposer aux personnes âgées tout un panel d’interventions qui pourrait les aider à mieux dormir, et qu’elles voient par elles-mêmes ce qui leur correspond le plus. Par exemple, il y a les thérapies cognitivo-comportementales, notamment quand il y a des troubles de type insomnie. C’est une prise en charge qui prend un peu de temps, qui doit être faite par du personnel formé, mais qui a fait ses preuves. Après, il y a beaucoup de choses basées sur le style de vie dont l’activité physique, surtout si elle est pratiquée en extérieur car on bénéficie de la lumière du jour qui va bien synchroniser notre horloge biologique. En ce moment, on teste aussi en laboratoire l’effet de la méditation sur le sommeil, afin de voir si ce type d’intervention pourrait être pertinent, et pour quels profils de personnes.
Apnée du sommeil : "les symptômes ne sont pas toujours les mêmes chez les hommes et les femmes"
Quels sont les liens entre l’apnée du sommeil et la maladie d’Alzheimer ?
L’apnée du sommeil est une pathologie qui est très fréquente chez le sujet âgé mais qui est sous-diagnostiquée, notamment parce que les symptômes ne sont pas toujours les mêmes chez les hommes et les femmes. En fait, chez les femmes, c'est un peu moins spécifique et elles sont souvent diagnostiquées plus tard. Quand elles le sont, les apnées sont plus sévères et ont donc déjà des conséquences sur le cerveau. On a montré en 2020 que plus les apnées sont sévères, et plus l’hypoxie est importante, c’est-à-dire le temps pendant lequel le cerveau ne reçoit pas d’oxygène, plus on a de plaques amyloïdes. Or, c'est un trouble qu’on sait soigner, il y a un traitement avec un masque qui marche très bien, donc quand on a des doutes sur le fait de faire des apnées du sommeil, qui d’ailleurs, augmentent aussi le risque d'infarctus du myocarde, il ne faut pas hésiter à consulter !